Auteur

Hélène Jousse

Hélène Jousse est sculpteur. Elle écrit aussi, depuis toujours, pour les autres et pour elle. Dans ce premier recueil, elle nous livre des récits sensibles, incisifs et souvent drôles, qui… En savoir plus

a publié
chez Quadrature

Extrait

4 km 930

Cela faisait un moment que j’observais son manège. Il avait d’abord accéléré le pas pour pouvoir la dépasser et se retourner discrètement. Sans aucun doute, il avait besoin de vérifier qu’elle lui plaisait autant de face que de dos. L’allure de la jeune femme était une telle promesse qu’il pouvait craindre d’être déçu. Il n’en fut rien : après un coup d’œil de connaisseur vers la femme, il ralentit afin de se retrouver à nouveau derrière elle. Il pourrait à loisir continuer à lorgner la petite jupe orange qui faseillait à chaque enjambée.
Elle bifurqua à droite brutalement sur une ruelle. S’était-elle sentie suivie ? Avait-elle dévié sa route pour le vérifier ? Il prit à droite. Je fis de même. Je suivais le suiveur. Je me félicitai d’avoir enfilé ce matin mes chaussures à semelles de crêpe. La fille tourna légèrement la tête tout en faisant semblant de chercher quelque chose dans son sac en bandoulière. Elle put voir que l’homme était toujours là. Et surtout, à son tour, savoir à quoi il ressemblait. J’aurais fait la même chose à sa place. Un partout.
A partir de cet instant je sus qu’elle continuait son chemin se sachant suivie. Elle choisit de ne rien modifier à son allure. Son pas n’était ni pressé ni nonchalant, juste décidé. Elle marchait comme quelqu’un qui sait où il va mais n’est pas particulièrement impatient d’y arriver. Je m’imaginai qu’elle laissait sa chance à l’imprévu. Ou alors était-ce moi qui souhaitais qu’il en soit ainsi ? Afin que le spectacle continue.
La ruelle débouchait sur la rue de Rivoli. Elle sembla hésiter, tourna la tête d’un côté puis de l’autre. Droite ? Gauche ? Traverser pour rejoindre les jardins des Tuileries ? Elle prit à gauche et le claquement de ses talons résonna sous les arcades. Un aveugle aurait pu la suivre à l’oreille, pensais-je. Je me repris aussitôt, pourquoi un aveugle aurait-il suivi cette fille ? Pourquoi elle plutôt qu’une autre ? Justement parce que son pas en disait long… Je divaguais. De plus en plus souvent. Mes pensées s’envolaient toutes seules. Je les appelais mes tourterelles. Soudain, alors qu’elle passait devant la librairie Galignani, la belle brune fit une volteface et fixa la vitrine, en arrêt.
Nous fûmes deux, derrière elle à stopper net et à chercher au plus vite une contenance appropriée. Était-ce de sa part une manœuvre pour déjouer le suiveur ou avait-elle vraiment été arrêtée par un livre qui l’intriguait ? J’étais trop distante pour voir ce qu’elle regardait. Lui, en revanche, s’était rapproché. Il s’était posté devant la vitrine, non loin d’elle. Se regardaient-ils à travers leurs reflets respectifs ? L’un et l’autre mimaient un intérêt vif pour les beaux livres qui se tenaient, debout derrière la vitre. Ils n’avaient d’autre intention, que de gagner du temps et d’autre envie que de se regarder. Ils n’y cédèrent pas.
Elle entra. Il entra. Trop surprise, je restai sur le trottoir. Mon cœur battait. L’homme se rapprochait du but. Il allait l’aborder. C’était un si bel endroit pour une rencontre. Le tour que prenait l’aventure me réjouissait.
Cette pause me fit du bien. Je les observais à travers la paroi de verre. J’avais l’impression de regarder un film dont on avait coupé le son au meilleur moment. Mais je ne sais pourquoi, je ne me décidai pas à entrer. Pourtant personne ne m’avait repérée. Comment auraient-ils pu soupçonner quelqu’un comme moi ? Ils étaient maintenant autour de la même table, celle où les nouveautés s’étalaient. Pourquoi une nouveauté serait-elle plus attirante qu’un livre écrit depuis longtemps ? Le nouveau n’est pas plus beau, ni plus surprenant. Les libraires devraient déguiser les livres, brouiller les pistes, tromper les suiveurs de l’air du temps. Il faut que je pense à en parler à mon libraire… Stop tourterelle ! Laisse-moi suivre tranquillement mon Charles Denner et sa belle. Face à face, leurs silhouettes penchées au-dessus des piles, se rapprochaient ou s’éloignaient au gré des livres qu’ils saisissaient. Leurs mains dansaient au-dessus des couvertures glacées, attrapaient un roman, l’ouvraient, le feuilletaient, le reposaient, recommençaient, cherchaient dans les pages mieux que des mots, cherchaient entre les lignes l’alibi. Le frôlement de leurs doigts au-dessus du même livre mit fin au jeu. Préféraient-ils continuer à s’éviter ? Encore un peu.