Les mots me font signe qu’ils ne veulent pas sortir. Ils ont dressé une barricade au fond de ma gorge, ils sont massés là, en embuscade. Fichus mots, vivants et prometteurs, qui se dérobent lorsqu’on veut les enrôler à notre service.
Françoise Guérin nous emmène au plus profond des âmes, en des lieux inhospitaliers où, souvent, la parole est manquante, avortée ou muselée. Et pourtant, le mot est là, prêt à poindre, fulgurant, étonnant, ines- péré… mot qui compte double.
- ISBN 9782960050660 (format broché)
- 117 pages
- Livre broché - 15€
Extrait
Un lundi avec Claire
Elle s’appelle Claire et vient me voir, chaque lundi, pour me parler de ses relations avec Pierre, son mari. Les mots de Claire sont des papillons rares qui butinent jusque dans mes pensées les plus secrètes. Depuis qu’elle fréquente mon cabinet, le lundi est mon jour préféré. J’y puise un surcroît d’existence.
Le lundi, c’est donc le jour où Claire vient poser sa longue silhouette sur mon divan gris. Je l’observe à la dérobée. Pas de manières, pas de maquillage, elle s’offre sans masque au regard de l’autre. On pourrait la croire invulnérable, il suffit de l’écouter pour se convaincre du contraire. La voix de Claire est cha leureuse mais comporte de ces inflexions pudiques qui évoquent de vieux sanglots réprimés. Son his toire est celle d’une femme qui a cru aimer. Aimer au-delà de tout. Mais le mari qu’elle a choisi est bien plus fragile qu’elle. Il en va ainsi de ces femmes dont l’apparente solidité attire toutes sortes d’irréducti bles paumés… Derrière le jeune homme ambitieux, se cache une souffrance infinie, de celles qui poussent à rechercher une épouse maternante, fondée à réparer toutes les fêlures. Mais cette mère idéale que constitue Claire, dans sa détresse, Pierre ne peut que l’attaquer. Question de fidélité, sans doute, de fidélité à sa mère réelle, si peu secourable. Voilà ce que j’ai compris, au fil de ces semaines d’analyse. Et c’est ce que raconte Claire, chaque lundi. Avec retenue, les yeux baissés, elle dit la douleur de cet homme blessé, l’alcool dont il abuse pour soulager ses angoisses et la violence, la violence insidieuse dans laquelle il se laisse glisser, jour après jour, depuis cinq ans. Tandis qu’elle me parle, je scrute, les dents serrées, ce visage où la folie conjugale laisse, semaine après semaine, de nouvelles traces. Je hais cet homme, je le hais de toutes mes forces.