Un mari toxique, une grossesse non désirée, l’amour qui s’en va, la perte d’êtres chers, un corps malade qui n’obéit plus, chaque personnage de ce recueil doit faire face à la souffrance. Certains l’apprivoiseront comme un animal sauvage, d’autres la retourneront à leur avantage, tous parviendront d’une manière ou d’une autre à l’empêcher d’envahir leur existence.g
- ISBN 9782931080160 (format broché)
- ISBN 9782931080177 (format ePUB)
- 104 pages
- Livre broché - 15€
- ebook - 9.99€
Extrait
Douleur muette
On était dimanche matin. J’essayais de vivre ce qui me restait de vie.
J’ai ouvert le tiroir de la cuisine, celui où je range les couverts ainsi que quelques ustensiles mal identifiés dont je peux simplement supposer qu’ils ont un jour été utiles à quelqu’un pour cuisiner. Je ne sais plus ce que je cherchais. Un tirebouchon que je n’ai jamais trouvé pour ouvrir une bouteille que je n’avais pas envie de boire, certainement. Juste au moment où je commençais à farfouiller dans le fatras des cuillères mal assorties et des fourchettes en fer blanc mal lavées, mon regard glissa plus bas, juste en dessous du tiroir, vers le sol, et repéra quelque chose qui n’aurait pas dû s’y trouver. Un feutre. Violet. En plastique translucide avec des bateaux blancs imprimés dessus. Le bouchon cannelé exhibait à son extrémité une indécente tache orange qui prouvait sans ambigüité que bouchon et feutre étaient dépareillés. Un feutre. Pour enfants.
Mon geste s’arrêta, celui qui se proposait d’aller chercher dans le tiroir un objet dont l’importance et le simple souvenir venaient de se pulvériser comme une motte de terre sèche qu’on effrite entre ses doigts, et je pliai les genoux pour examiner ce feutre incongru de plus près. Je le voyais un peu flou, mais ce n’était que l’effet des larmes qui s’accumulaient au coin de mes yeux. Un feutre pour enfants. Je le pris dans ma main droite, l’observai attentivement sous toutes les coutures, puis, sous l’effet de l’émotion, je me relevai d’un seul coup et pan ! le coin du tiroir vint s’encastrer avec un petit bruit sournois pile au point culminant de mon crâne. Le choc se propagea lentement dans tout mon corps, onde mécanique progressive paresseuse, raz de marée engloutissant l’ensemble de ma tête, ma cage thoracique puis mes membres, mes bras, mes jambes, l’extrémité de mes orteils, avant d’aller rejoindre le sol. Je perçus distinctement la vibration de tout mon corps, aussi distinctement que mon esprit décelait la fabuleuse incongruité de l’absence totale de douleur qui accompagna tout ce processus. J’avais presque entendu l’os gémir sous l’assaut du coin de bois et je passai à présent ma main sur mes cheveux. Je pouvais sentir le sang tiède sourdre entre mes doigts comme une fontaine souterraine épaisse et visqueuse. Je fixai ma main ensanglantée sans comprendre totalement ce qui m’arrivait, car il fallait bien se rendre à l’évidence : cela ne m’avait pas fait mal, jamais, pas même maintenant que je tâtais la crevasse au sommet de mon crâne.