Dire oui ou dire non, prendre une décision, ce n’est pas toujours facile pour les personnages d’Agnès Dumont. Les pieds englués dans les habitudes, les conventions ou les obligations, ils ont bien du mal à trancher, à s’élancer, trouvant sans cesse des excuses à leur immobilisme. À quoi bon ? Et s’il était déjà trop tard pour la nouvelle vie ?
« Elle n’aurait pas dû venir. Sans l’entêtement de Sylvie, sa vieille amie, jamais elle n’aurait franchi les portes de ce genre d’endroit. Mais l’autre avait insisté, usant d’arguments qui relevaient d’un ancien cours de psychologie sans doute mal assimilé : d’après elle, si on restait toujours dans sa « zone de confort » (ô l’arrondi de ses lèvres jadis pulpeuses quand elle avait prononcé ce mot !), on régressait, ça ne faisait aucun doute. »
- ISBN 9782931080269 (format broché)
- ISBN 9782931080276 (format ePUB)
- 126 pages
- Livre broché - 16€
- ebook - 9.9€
Extrait
Le jour du non
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ?
Un homme qui dit non.
Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui,
dès son premier mouvement. »
Albert Camus
Elle peut mourir tranquille. À supposer qu’un tueur à gages débarque dans sa chambre d’hôtel et la supprime d’une rafale de Kalachnikov ou, plus discrètement, lui tranche la carotide d’un coup sec, elle ne manquera à personne. Du moins, pas autant qu’avant. Est-ce que cette pensée l’attriste ou l’apaise ? Sa fille a grandi et sa mère est en sécurité au Doux Repos, leur vie ne dépend plus de ses efforts, de ses soins constants ou de son argent. Elle peut s’en aller. Elle en est persuadée.
C’est d’ailleurs ce qu’elle a osé, sur un coup de tête, sans prévenir personne. Trois heures d’avion, autant de voiture, jusqu’à débarquer, au milieu de la nuit, dans le petit port d’Ermioni. Un endroit paisible, promettait le guide du Routard. Alors c’est quoi, cette fanfare matinale ?
Alice grogne, rabat les draps par-dessus sa tête, en vain. Trompettes et grosses caisses se moquent de remparts aussi minces. Mieux, ils la ramènent des années en arrière, à l’époque où elle avait accepté un poste à l’East China Normal University de Shanghai. Là aussi, il se trouvait toujours un hautparleur tonitruant pour la tirer du lit. Le jour même de son arrivée en Chine, alors qu’elle venait juste de réussir à s’endormir, malgré le décalage horaire, la musique du jardin d’enfants avait retenti : c’était l’heure de la gymnastique quotidienne. Enroulée dans un drap, elle avait jeté un regard haineux à travers la moustiquaire et aperçu, dans la cour en contrebas, les rangées de petits écoliers, pieds joints sur des ronds de couleur, les fillettes avec des pinces multicolores dans les cheveux, et les gamins en chemisette blanche, tous à agiter leurs bras en cadence.
La fanfare d’Ermioni est d’un genre plus martial, mais Alice veut croire qu’elle pourra lui résister. Une question de volonté. Elle lui tourne le dos, s’enfonce dans les oreillers et tente de retrouver le fil de son rêve interrompu tandis qu’un défilé doit progresser sous ses fenêtres, à moins que ce ne soit une cérémonie militaire ou une escorte royale qui mérite un tel tintamarre.
Elle parvient à somnoler quelques minutes supplémentaires, des réminiscences de Shanghai venant par vagues se mêler aux sensations locales : comme alors, elle croit entendre les pots de yaourt entrechoqués par la carriole du laitier et la chaudière qui mugit dans les entrailles de l’immeuble réservé aux professeurs étrangers.