Auteur

Dominique Nieznany

Né en Allemagne, grandi en Pologne, vivant en France, tour à tour pompiste de nuit, maquettiste d’architecture, lecteur de français en Suède, prof de lycée, agent de voyages, traducteur, urbaniste,… En savoir plus

a publié
chez Quadrature

Extrait

L’amant du Mistral

 

« TEE « Le Mistral », Hôtesses, boutique, bibliothèque, secrétariat, salon de coiffure, commande de taxis-radio. Voiture-restaurant et voiture-bar. Accessible seulement aux voyageurs ayant acquitté le supplément spécial indiqué à la page 505 (réservation gratuite). » Chaix, indicateur officiel de la SNCF, Service applicable du 3 juin au 29 septembre 1973, page 512.

J’étais jeune, alors, et rejoindre toutes les semaines un homme aimé à Paris ne me faisait pas peur. Pourtant j’habitais Lyon et le TGV n’existait pas encore. Les grands trains portaient des noms – le Mistral, l’Étoile du Nord, le Riviera-Flandres – certes moins prestigieux que l’Orient-Express ou le Transsibérien, mais combien plus évocateurs qu’un simple numéro. Le Crime de l’Orient-Express, ça vous a quand même une autre allure que L’Homicide volontaire du 5754. Et l’Hispania-Express ! Son parcours extraordinaire reliait la Méditerranée à la Baltique, de Barcelone à Lübeck : je le prenais pour aller voir une amie, laborantine à l’hôpital cantonal de Genève.
Il y avait en ce temps-là – ô merveille ! – des compartiments, ces petits salons à l’air privé, intime, même, qui réunissaient six personnes dans un face-à-face assez souvent intéressant, parfois agréable. Et si la présence de ces compagnons de voyage me lassait, il y avait, autre bonheur, le couloir où je pouvais me dégourdir les jambes, rester debout à rêvasser le front contre la vitre et même, si ma fantaisie et le temps d’été m’y incitaient, baisser cette vitre et respirer, le nez au vent, les paysages traversés, comme ces chiens que l’on voit parfois le museau pointant hors d’une portière de la voiture qui nous précède sur l’autoroute des vacances. C’était aussi le bon endroit pour nouer des amitiés, ébaucher un flirt sans conséquence, juste pour m’assurer de mes charmes, pour garder la main, loin des regards et des oreilles des occupants de mon compartiment.

Je savais que jamais je n’aurais pu vivre avec l’homme que j’allais rejoindre à Paris si régulièrement : mon instinct me disait que toute tentative de vie commune aurait immanquablement fait dérailler à brève échéance une passion tout entière fondée sur la distance et l’attente, c’est-à-dire sur le désir. Et ces quatre heures passées dans le train qui me jetterait dans les bras de mon amant sur le quai des arrivées « Grandes Lignes » de la gare de Lyon étaient déjà un prélude à nos jeux amoureux de l’après-midi. Ces rêveries et ces images, déjà précises, auxquelles je m’abandonnais, m’étaient d’autant plus précieuses qu’elles étaient fragiles, car teintées de la crainte qu’à mon arrivée à Paris je chercherais cette fois en vain la haute silhouette qui ne m’aurait plus attendue ce jour-là. Le voyage de retour, dans la nuit, je le consacrais – si la conversation dans le compartiment languissait, ou si le livre qui m’aurait tenu compagnie juste les quatre heures du trajet m’ennuyait – à d’autres rêveries, encore plus précises, celles-ci, alimentées par les gestes si récents et les sensations si persistantes. Je jouissais trois fois de mon bonheur.