Auteur

Michel Lambert

Michel Lambert est l’auteur d’une vingtaine de livres, romans et recueils de nouvelles. Il a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le prix Rossel et le Grand Prix de la… En savoir plus

a publié
chez Quadrature

Extrait

Une promenade parfaite

 

Cette nouvelle s’inspire d’une lithographie de David Lynch, Sputnik, et d’une huile sur toile d’Edward Hopper, Gas.

Nous dépassâmes une série de pylônes puis un building isolé qui ressemblait curieusement à un téléphone portable d’autrefois, avec ses cheminées minces comme des antennes et ses fenêtres pareilles à des touches – mais déjà Alice s’était endormie. Elle s’endormait souvent, ces derniers temps, si bien que je me retrouvais seul, sans interlocuteur, sans regard posé sur moi. Alors commençait l’ennui, le ressassement. Pour m’occuper, il ne me restait qu’à compter les voitures, des heures durant. Comme le soir tombait, elles se faisaient de plus en plus rares sur la route bordée de part et d’autre par une plaine qui s’éloignait à perte de vue.
Lorsque nous arrivâmes à la station-service la plus proche, j’adressai un signe au pompiste qui, adossé à une borne, semblait contempler l’horizon barré de grandes stries roses et grises. Il arriva en claudiquant légèrement. Je lui demandai de vérifier la pression des pneus, tandis que je ferais le plein. Un grand type dégingandé, à la chevelure hirsute, la quarantaine fatiguée dans son bleu de travail. Il n’avait rien d’exceptionnel en somme. Me frappèrent cependant sa difficulté à s’accroupir et cette sorte de souffrance inscrite sur son visage durant toute l’opération. Puis, à la façon dont il se releva, je devinai qu’il avait une jambe artificielle.
Après que je lui eus glissé un billet pour sa peine, il alluma une cigarette, en tira plusieurs bouffées face à l’horizon qui semblait le fasciner, puis il me tourna le dos et se dirigea vers le bâtiment sans attrait qui prétendait au label de Restoroute. Je le rattrapai. Au-dessus de nous un biplan volait très bas, on pouvait même distinguer le pilote avec son casque de cuir brun, et on entendait le vrombissement du moteur à la tâche.
– C’est un ancêtre, cet avion-là, fis-je remarquer.
– Oui, il y a un aéroport privé pas loin d’ici. Des fous de vieilles machines.