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Véronique Pingault

Véronique Pingault vit en région parisienne. La légende familiale prétend que, lorsqu’on l’appelait, enfant, elle répondait invariablement : « Je finis mon chapitre et j’arrive ». Un jour, par jeu, elle a eu… En savoir plus

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chez Quadrature

Extrait

Les herbes folles

J’ai regardé par la croisée en me levant ce matin. Par le trou de la haie, bien au-delà du jardin, j’ai cherché à deviner si ma grand-mère était levée. Son volet n’était pas ouvert.

Mauvais réflexe.

Papa est rentré les bras chargés de pain chaud et croustillant pour le petit déjeuner de la famille. Privilège des vacances. Je crois que lui aussi a eu une pensée égarée, la force de l’habitude, celle d’aller déposer une baguette sur l’appui de la fenêtre de ma grand-mère.

Mauvais réflexe.

Ce n’est rien qu’une pensée fulgurante et aussitôt censurée, un automatisme idiot, qu’on goute et qu’on regrette à la fois ; une sensation diffuse d’inachevé et de nostalgie. Il a fallu vendre sa maison pour payer la succession. Saloperie de fisc.

Mes yeux s’embuent. Les nouveaux propriétaires raseront la vieille bicoque sans cachet pour construire une villa, plus grande et plus belle, plus près de la mer. C’est le début ordinaire du lent glissement de la mémoire vers la brume et les à-peu-près, vers les silences et l’annonce d’un oubli pour les générations à venir. Ils raseront nos années de gosses en vacances chez leurs grands-parents, les heures à contempler l’horizon assis en bas du jardin, les nuits à écouter bruisser l’écume et chanter les bouées au rythme de la houle, à compter les petites lumières rouges et vertes et les secondes noires qui séparent les éclats vermillons du phare. Les odeurs de pain grillé au petit déjeuner, l’irremplaçable vieille toile cirée qui colle aux coudes, les parties de foire sur la pelouse, le nettoyage des voiles du bateau dans des bacs poubelle à la fin de la saison.

Je sors. En pyjama. Les voisins penseront ce qu’ils voudront. Je m’approche du terrain, la chaine n’est même pas fermée. En une année et demie, les herbes folles ont envahi la pelouse, les arbustes et jusqu’au chemin de terre. Tant de tontes et de désherbages effacés en si peu de temps. La vigne vierge qui mange les fenêtres. Le fil à linge qui disparait presque dans les ronces.

Je marche au milieu des plantains et des avoines sauvages qui m’arrivent jusqu’à la poitrine. Quelques rosiers résistent à l’envahissement. Les grosses boules bleues des agapanthes dodelinent dans l’air calme, marquant l’emplacement des plates-bandes enfouies. Soudain, tout au bout du chemin, au-delà de la trompeuse tranquillité du mur protecteur, le vent surgit. Sous les griffes sèches des clématites grillées par le souffle cuisant du large, un pied d’hortensia s’obstine encore un peu face à la mer.

Mais il faudra qu’on apprenne à ne plus passer par là pour descendre à la plage. À ne plus venir donner le bisou du matin et le bisou du soir, à ne plus lui chiper ses bonbons en allant discuter à la moindre occasion. À ne plus voir sa tête blanche passer derrière nos fenêtres quand elle venait chez nous pour l’apéritif.

La dernière fois que je l’ai vue, ma belle grand-mère, elle était si vieille et si fragile, j’aurais voulu m’assoir au bord du lit et lui caresser la main, la prendre dans mes bras, la câliner.

Je n’ai pas osé le faire.

Pourquoi j’ai toujours envie de pleurer quand je contemple la mer ?

Je sors du terrain et jette un regard en arrière avant de rentrer chez nous. Et j’emporte avec moi – on essaye de se consoler comme on peut – le bleu rond des agapanthes qui émerge encore au-dessus des herbes folles.

Dans la presse